Pourquoi enseigner l’Holodomor?

Femmes couchées sur un terrain de quartier de Kharviv, mourant de faim. Une des femmes retire des poux de la tête d'une autre. Il y a cette inscription « Candidats à la mort couverts de poux ».
Femmes couchées sur un terrain de quartier de Kharviv, mourant de faim. Une des femmes retire des poux de la tête d'une autre. Il y a cette inscription « Candidats à la mort couverts de poux ».
Victimes de la famine, région de Kharkiv, 1933
« Candidats à la mort couverts de poux. »

Photo provenant de la collection du cardinal Theodor Innitzer (Archives du diocèse de Vienne). Photo prise par l’ingénieur A. Wienerberger. Documents photographiques fournis par le professeur Vasyl Marochko (Institut d’histoire de l’Ukraine, Académie nationale des sciences d’Ukraine). — Archives centrales d’État des documents photographiques et cinématographiques de l’Ukraine, du nom de H.S. Pshenychnyi. Coll. n° 5136.

Source : © Alexander Wienerberger.

Pourquoi enseigner l’Holodomor?

Pendant des décennies, l’Holodomor, la famine artificielle qui a causé la mort de millions d’Ukrainiennes et d’Ukrainiens, a été effacé des récits historiques par le régime soviétique. Ce silence n’était pas accidentel : il servait à dissimuler les responsabilités politiques et à empêcher toute forme de reconnaissance et de réparation. Cet effacement s’est prolongé au-delà des frontières de l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques). En effet de nombreux gouvernements et médias occidentaux ont aussi nié ou minimisé l’ampleur de la catastrophe, puisqu’ils étaient influencés par les enjeux géopolitiques de l’époque (N. Loroff, J. Vincent et V. Kuryliw, 2025).

Enseigner l’Holodomor, tout comme enseigner l’histoire, c’est préserver la mémoire des événements du passé et fournir aux élèves des outils de pensée critique pour comprendre les enjeux du présent. Comme toute tragédie humaine, l’Holodomor ne peut pas être réduit à une simple succession de faits historiques. Il doit être abordé comme un exemple de mécanismes politiques et sociaux qui ont conduit à une famine organisée, puis à sa négation.

Dans un contexte où l’information est de plus en plus fragmentée et où la désinformation est omniprésente, étudier l’Holodomor devient une action contre l’oubli et la manipulation historique. L’Holodomor est plus qu’un événement du passé. Il illustre notamment la façon dont certains régimes actuels utilisent la faim comme outil de contrôle et il montre que l’effacement des crimes contre l’humanité complique la quête de justice et la reconnaissance de ces événements.

Fosses communes des victimes de la famine

Source : Lubomyr Luciuk.

L’Holodomor : comprendre la mémoire et la désinformation

L’Holodomor est une tragédie qui s’est jouée en deux actes : d’abord la famine qui a causé la mort de millions d’Ukrainiennes et d’Ukrainiens entre 1932 et 1933, puis le silence imposé par le régime soviétique et observé par certains gouvernements et intellectuels occidentaux.

Comprendre l’Holodomor, c’est donc analyser deux dimensions fondamentales de l’histoire.

  • La première : les mécanismes d’oppression mis en place par un régime totalitaire qui utilise la faim comme instrument de répression.
  • La seconde : la manipulation de l’information qui transforme un crime de masse en un « non-événement » par le contrôle des sources et l’élimination des témoignages.
Sans titre

Source : Lubomyr Luciuk.

Dans un monde où la désinformation est présente, enseigner l’Holodomor favorise le développement de la pensée critique, aide à distinguer les faits des récits construits et incite à s’interroger sur le rôle des médias et des gouvernements dans la manière dont certains événements sont racontés ou passés sous silence.

De la reconnaissance historique à la mémoire collective

L’Holodomor a longtemps été absent des récits officiels, non seulement en Union soviétique, mais aussi en Occident. Ce n’est que grâce aux efforts de la diaspora ukrainienne, particulièrement active au Canada, mais aussi ailleurs dans le monde, que cette tragédie a commencé à être reconnue comme un génocide.

Le Canada joue un rôle clé dans cette reconnaissance grâce à son importante communauté ukrainienne. Le pays a été l’un des premiers à reconnaître l’Holodomor comme un génocide et à intégrer l’étude de cet événement dans le programme scolaire. Cette reconnaissance s’appuie sur un principe fondamental : une société démocratique a la responsabilité de nommer les injustices du passé et de les enseigner pour éviter qu’elles ne se reproduisent.

Source : Congrès des Ukrainiens Canadiens.

Reconnaissance officielle du Canada

En 2008, le Parlement du Canada a reconnu :

  • « […] que la famine et le génocide ukrainiens de 1932-1933, connus sous le nom d’Holodomor, ont été délibérément ourdis et déclenchés par le régime soviétique de Joseph Staline en vue d’anéantir systématiquement les aspirations du peuple ukrainien à la liberté et l’indépendance de l’Ukraine, et ont entraîné la mort de millions d’Ukrainiennes et d’Ukrainiens en 1932 et en 1933;
  • que la collectivisation forcée imposée par le régime soviétique de Joseph Staline a entraîné la mort de millions de personnes parmi les autres minorités ethniques de l’ex-Union soviétique;
  • […] que les autorités soviétiques ont occulté, déformé ou anéanti de l’information sur la famine et le génocide ukrainiens de 1932-1933;
  • que ce n’est que maintenant que parviennent de l’ancienne Union soviétique des renseignements véridiques et précis sur la famine et le génocide ukrainiens de 1932-1933. » (Gouvernement du Canada, 2008, 2025)

La dissimulation de cette tragédie ne s’est pas arrêtée avec la fin de l’Union soviétique. Certaines voix, y compris au sein d’organisations étatiques ou médiatiques russes, continuent de contester ou de minimiser le caractère génocidaire de l’Holodomor. Ces récits concurrentiels témoignent de la persistance des enjeux liés à la mémoire historique dans les débats contemporains. (Luciuk, 2023)

Enseigner l’Holodomor implique donc d’examiner la construction de la mémoire, sa transmission ainsi que sa contestation possible : Quels facteurs ont retardé la reconnaissance de l’événement? Comment la mémoire de l’Holodomor est-elle entretenue aujourd’hui, notamment dans un contexte géopolitique où certains États cherchent peut-être à réécrire l’histoire?

Tournée nationale Holodomor, le génocide ukrainien
Novembre 2023, Ottawa

Source : © Tetiana Dodonova.

L’histoire de l’Holodomor : un outil pour décrypter les défis contemporains

L’histoire de l’Holodomor fait écho à plusieurs enjeux actuels.

  • Les famines comme armes politiques : aujourd’hui encore, certaines crises alimentaires ne sont pas le résultat de catastrophes naturelles, mais de décisions politiques qui privent des populations d’accès à la nourriture; par exemple, au Yémen, des blocus et des stratégies militaires ont empêché l’acheminement de nourriture vers certaines régions, aggravant la crise humanitaire.
  • La désinformation et la négation de crimes : tout comme l’URSS a nié l’Holodomor pendant des décennies, certains États et acteurs politiques cherchent à minimiser ou à réécrire des événements historiques pour servir des intérêts idéologiques : par exemple, la négation du génocide des Rohingyas, en Birmanie, a été alimentée par des discours officiels et des campagnes de désinformation en ligne.
  • Les migrations et la mémoire des diasporas : en tant que nation d’accueil, le Canada porte la responsabilité de préserver la mémoire des populations exilées qui ont fui ces tragédies et qui ont contribué à l’histoire du pays. Les commémorations du génocide arménien ou du génocide rwandais au Canada témoignent de cet engagement à reconnaître les traumatismes portés par les communautés migrantes.

L’enseignement de l’Holodomor ne doit pas être statique. Il doit favoriser l’établissement de liens entre le passé et le présent : Quelles sont les stratégies de manipulation de l’information aujourd’hui? Comment les récits historiques sont-ils mobilisés à des fins politiques? Pourquoi certaines tragédies sont-elles reconnues et d’autres occultées?

À la lumière de conflits récents, notamment en Ukraine, y a-t-il lieu de se questionner sur les liens entre les mécanismes de violence contemporaine et ceux observés dans les génocides du 20e siècle? L’étude de l’Holodomor ne pourrait-elle pas aider à comprendre comment certaines dynamiques – comme la déshumanisation, le ciblage d’une population ou la négation – peuvent se répéter dans des contextes différents?

Soldats confisquant les grains des paysans à Novokrasne

Source : University of Alberta, domaine public.

Épis de blé entouré d'un ruban aux couleurs du drapeau ukrainien
Le blé est un symbole fort de l'identité ukrainienne. Il évoque l'attachement de ce peuple à sa terre et rappelle les cicatrices laissées par la famine de l’Holodomor.

Source : Adobe Stock.

L’enseignement de l’Holodomor gagnerait ainsi à s’inscrire dans une perspective d’étude comparative. Depuis que le terme génocide a été formulé en 1944 par Raphael Lemkin, les chercheuses et les chercheurs ont identifié plusieurs événements dans le monde qui répondent à ces critères. Comparer ces événements pourraient-ils aider les élèves à développer une compréhension plus universelle de ces crimes et à en saisir les mécanismes communs?

Un apprentissage qui favorise un questionnement sur le présent

Loin d’être une simple accumulation de faits, l’enseignement de l’Holodomor exige une approche critique et nuancée. Il ne s’agit pas uniquement de raconter une famine, mais d’analyser les causes, les conséquences et les stratégies, dont celle du silence, qui l’ont définie.

Trois axes peuvent notamment assurer un enseignement significatif.

Les concepts de la pensée historique

Un tel enseignement mobilise les concepts de la pensée historique tels que définis par le Projet de la pensée historique.

  • Pertinence historique
  • Utilisation des sources primaires
  • Continuité et changement
  • Causes et conséquences
  • Perspective historique
  • Dimension éthique des interprétations

Ces six concepts offrent un cadre rigoureux pour analyser des événements comme l’Holodomor. Ils incitent les élèves à poser des questions critiques, à remettre en question les récits dominants et à mieux comprendre les liens entre le passé et les enjeux contemporains liés à la mémoire, à la désinformation ou à la justice historique. Pour en savoir plus sur ces concepts, visiter Le projet de la pensée historique – Les six concepts.

L’histoire pour développer une responsabilité partagée

Si l’Holodomor a longtemps été méconnu, son étude offre aujourd’hui une occasion importante pour se livrer à une réflexion axée sur les événements historiques et sur sa responsabilité en tant que citoyenne ou citoyen. Aujourd’hui, l’enseignement de l’Holodomor s’inscrit dans une démarche de justice et de reconnaissance qui dépasse la simple transmission de faits.

Enseigner l’Holodomor, c’est rappeler que la mémoire est une construction collective, une responsabilité partagée. C’est aussi reconnaître que la mémoire collective se construit, se remet en question et se transmet.