Un chemin, deux récits : le paradoxe du chemin de fer
Statue de bronze d'une femme noire tenant un bébé et franchissant le seuil d'une porte en ciment
Statue de bronze d'une femme noire tenant un bébé et franchissant le seuil d'une porte en ciment
International Underground Railroad Memorial
Windsor, Ontario

Source : Mikerussell, Wikipédia, CC BY-SA 3.0

: un des éléments déclencheurs de l’histoire des Noirs au Canada, le chemin de fer symbolise à la fois l’espoir et l’injustice, la liberté et la . Le chemin de fer clandestin – un réseau secret qui n’avait ni rails ni locomotives, mais dont les métaphores ferroviaires guidaient les pas de ceux qui fuyaient l’esclavage vers la liberté – a été un symbole d’ . Le chemin de fer transcanadien, lui, a été un symbole d’exclusion systématique pour ceux qui, des décennies plus tard, ont travaillé, victimes de ségrégation, sans reconnaissance, cantonnés dans des rôles peu valorisés.

Pendant plus d’un siècle, le chemin de fer transcanadien a joué un rôle déterminant dans l’histoire du Canada. Il a permis, en effet, de relier les provinces, d’ouvrir des territoires, de faciliter les échanges. Toutefois, pour les communautés noires, cette voie emblématique revêt aussi une signification contradictoire. D’un côté, le réseau secret de routes et de refuges qu’était le chemin de fer clandestin a permis à des milliers de personnes réduites en esclavage de fuir vers le nord. De l’autre, le réseau ferroviaire transcanadien, perçu comme un symbole d’unité nationale et d’avancement économique, a aussi été un lieu d’exploitation, où les travailleurs noirs ont dû faire face à la ségrégation, aux faibles rémunérations et à l’exclusion sociale.

Affiche Fugitive Slaves in Canada
Auteur inconnu, 1860

Source : Domain public, Wikimedia Commons.

Traduction :
ESCLAVES FUGITIFS AU CANADA
LA COLONIE D’ELGIN
Il y aura une réunion publique à l’église Free South Leith, jeudi soir prochain, à 19 h, pour entendre les déclarations du Révérend William King, ancien propriétaire d’esclaves en Louisiane (États-Unis), et de William H. Day, Esq., M.A., une délégation venue du Canada, où trente mille personnes se sont réfugiées pour échapper à l’esclavage américain.

Le Rév. William King a libéré ses propres esclaves et, à ce titre, il est mentionné dans l’ouvrage de Mme Harriet Beecher Stowe, Dred, sous le nom de « Clayton ». Comme il s’agit d’une œuvre de bienfaisance — visant simplement à offrir la Bible à ceux qui, au Canada, en ont été privés — on espère une forte participation à la réunion.

Leith, 25 novembre 1859
Imprimerie Burrell & Bryne, Leith

Le chemin de fer clandestin : fuir pour vivre librement

Entre 1800 et 1865, des milliers d’esclaves noires, des hommes, des femmes et des enfants, ont fui les États-Unis à la recherche d’un lieu sûr. Pour plusieurs, ce lieu était le Canada, considéré comme un territoire libre après l’abolition de l’esclavage dans l’Empire britannique en 1834. Grâce à un réseau d’alliées et d’alliés — abolitionnistes, anciens esclaves, fermières et fermiers, ainsi que religieuses et religieux — connu sous le nom de chemin de fer clandestin (« Underground Railroad »), ces fugitives et fugitifs suivaient des « routes » secrètes menant vers le nord.

Malgré son nom, le chemin de fer clandestin n’avait ni rails ni locomotives. Il s’agissait, en fait, d’un système organisé qui utilisait des métaphores ferroviaires pour désigner les parcours (« lignes »), les lieux sûrs (« gares ») et les accompagnateurs (« conducteurs »).

Révérent Josiah Henson et son épouse
Le véritable « Oncle Tom », Dresden, Ontario, Canada

1907

Source : New York Public Library, Domaine public, Creative Commons CC0 1.0.

Après avoir fui l'esclavage aux États-Unis, Josiah Henson est devenu un leader communautaire au Canada et a aidé d'autres esclaves à s'échapper via le chemin de fer clandestin. Fondateur du British-American Institute, un refuge et une école professionnelle pour les personnes noires. Son autobiographie de 1849 a inspiré le personnage principal du roman La Case de l'oncle Tom de Harriet Beecher Stowe.

On évoque souvent des personnages tels qu’Harriet Tubman ou Josiah Henson dans ce contexte. Ce dernier, après avoir fui le Kentucky avec sa famille, s’est installé au Haut-Canada. Il a fondé une école ouvrière, le British-American Institute, et a écrit une autobiographie en 1849, qui inspirera plus tard le roman La Case de l’oncle Tom d’Harriet Beecher Stowe. Ce livre a profondément marqué l’opinion publique de l’époque et a contribué à mobiliser le mouvement abolitionniste, tant aux États-Unis qu’à l’étranger. À son arrivée au Canada, il aurait déclaré :

« Je ferai bon usage de ma liberté. »

Des communautés, comme l’Établissement Buxton (autrefois l’Établissement Elgin), Windsor et l’Établissement DawnShow information sont devenues des pour ces nouveaux arrivants qui, loin de rester passifs, ont fondé des écoles, des églises et des entreprises, contribuant activement à la société canadienne.

Mais, fuir vers le nord ne signifiait pas que les difficultés disparaissaient. Les réfugiés devaient s’adapter à un nouveau pays, souvent froid, inconnu et pas toujours accueillant. Même si l’esclavage a été officiellement aboli en 1834 dans toutes les colonies britanniques grâce à la Loi sur l’abolition de l’esclavage votée à Londres, la discrimination raciale persistait. Comme le souligne l’historien Robin Winks :

« Si l’esclavage avait été aboli au Canada, la discrimination, elle, n’avait pas disparu. » (The Blacks in Canada, Yale University Press, 1971)

Certaines municipalités ont même adopté des règlements restreignant l’établissement des Noirs sur leur territoire. Bien que les provinces ne soient pas soumises à des lois ségrégationnistes aussi explicites que celles mises en place aux États-Unis après les années 1960, des formes de racisme étaient toujours présentes, parfois discrètes mais bien réelles : dans l’accès au logement, à l’emploi, à l’éducation, ou dans les rapports sociaux du quotidien. Même sans lois officielles de ségrégation, de nombreuses personnes noires ont fait face à des barrières réelles dans l’accès aux mêmes droits et opportunités que les autres citoyens.

Coupure du journal The Provincial Freeman, vers les années 1950
1907

Source : Domaine public, The Provincial Freeman/OurOntario.ca, dans L'Encyclopédie canadienne.

Transcription :
Le chemin de fer clandestin – Une bonne affaire
Nous comprenons que le train sur cette route est arrivé hier avec seize passagers, tous en bonne santé. Le nombre de personnes ayant pris place au départ était de vingt et un. Cinq d'entre eux, cependant, se sont arrêtés aux stations intermédiaires. Nous étions heureux d'apprendre que le chemin de fer clandestin fait une grande et sûre affaire. Il transporte, au cours d'une année, un grand nombre de personnes de l'esclavage à la liberté, de l'oppression à la liberté.
Ceux qui sont arrivés ici hier ont été munis de billets directs. Toute poursuite par des propriétaires d'esclaves ou des sympathisants sera vaine. Ils sont hors de portée d'une nouvelle oppression.
New Bedford Standard, 23 du mois dernier.

Le chemin de fer pancanadien : travailler dans l’ombre

Quelques décennies plus tard, dans les années 1880, un autre type de chemin de fer allait marquer l’histoire : la construction du chemin de fer transcontinental. Ce grand projet d’infrastructure, qui devait relier l’Est et l’Ouest du pays, a mobilisé une main-d’œuvre immense, dont de nombreux Canadiens d’ascendance africaine.

Plusieurs ont travaillé comme porteurs de wagons-lits (sleeping car porters). Cet emploi physiquement exigeant consistait à servir les passagers à bord, faire les lits, nettoyer, répondre aux demandes des clientes et des clients, avec diligence, discrétion et courtoisie. Cependant, ces employés, bien qu’essentiels, étaient soumis à des conditions et à des restrictions strictes : ils n’avaient pas droit à des vacances, n’étaient pas logés comme les autres membres de l’équipage, et leurs salaires étaient souvent inférieurs à ceux de leurs collègues blancs.

Selon Stanley G. Grizzle, qui a travaillé comme porteur pendant 20 ans :

« Quand j’ai commencé à travailler pour le CFCP, il n’y avait pas de couchette réservée au porteur pour dormir. Il y avait un matelas sous le siège, avec quelques draps également. C’était notre lit. » (My Name’s Not George, Umbrella Press, 1998)

L’uniforme impeccable et la politesse exigée cachaient souvent des parcours de vie remarquables. Plusieurs porteurs étaient diplômés d’université, anciens combattants ou artisans qualifiés. Mais, leurs compétences étaient invisibilisées par une société qui leur refusait des opportunités équitables. Comme le rappelle l’historienne Sarah-Jane Mathieu :

« Les jeunes noirs intelligents qui avaient atteint un niveau d’éducation élevé se voyaient souvent contraints d’accepter un emploi qui les obligeait à jouer le rôle dégradant de serviteur. »

(North of the Color Line, UNC Press, 2010)

Le poste de porteur, malgré ses limites, représentait souvent le seul emploi stable, accessible et relativement bien rémunéré disponible pour les hommes noirs. Ce paradoxe illustre bien l’exclusion systémique qu’ils ont subie : ils contribuaient à faire avancer le pays, tout en étant eux-mêmes stoppés dans leur progression.

Porteurs CPR
Porteurs CPR (de gauche à droite) : Shirley Jackson, Pete Stevens, moniteur porteur Harry Gairey et Jimmy Downes.

Source : L'Encylopérie canadienne (avec la permission de la collection Daniel G. Hill/Bibliothèque et Archives Canada).

Stanley G. Grizzle

Source : © Museum of Toronto.

Transcription :

Stanley G. Grizzle a commencé à travailler comme porteur sur le chemin de fer Canadien Pacifique en juin 1940. Il a décrit les défis auxquels étaient confrontés les porteurs noirs, notamment le manque de sécurité d'emploi et le racisme quotidien. Dans son livre My Name’s Not George: The Story of the Brotherhood of Sleeping Car Porters in Canada, Personal Reminiscences of Stanley G. Grizzle, il souligne que de nombreux porteurs étaient des hommes intelligents et éduqués, contraints d'accepter des emplois subalternes en raison de la discrimination raciale.
D’ailleurs, il est devenu le premier juge noir de la citoyenneté au Canada.

Organisation et résilience

Malgré les injustices, le métier de porteur de wagons-lits a été un levier de conscience collective et d’organisation civique. Les porteurs noirs ont formé des associations et dénoncé la discrimination et l’exploitation qu’ils vivaient au quotidien. Certains d’entre eux sont devenus des figures clés du mouvement pour les droits civiques au Canada. Ils ont fondé la Fraternité des porteurs de wagons-lits (Brotherhood of Sleeping Car Porters), première organisation syndicale noire en Amérique du Nord à être reconnue officiellement. Cette lutte syndicale a contribué à améliorer les conditions de travail et à ouvrir un dialogue sur l’égalité des droits au Canada.

Des quartiers comme Hogan’s Alley, à Vancouver, et Africville, à Halifax, témoignent de la présence et de la résilience des communautés noires au Canada. Bien qu’elles aient souvent été marginalisées par les autorités, ces communautés ont su bâtir des espaces de solidarité, de culture et de vie sociale vibrante. Elles ont fondé des églises, des commerces, des associations et des lieux de rencontre qui ont renforcé leur identité et leur cohésion.

Néanmoins, ces quartiers ont aussi été profondément fragilisés par des décisions d’urbanisme prises sans leur consentement. Les expropriations, la démolition de logements et la construction d’autoroutes ont mené à la disparition de plusieurs communautés noires. Ces interventions ont souvent été justifiées au nom du progrès. Aujourd’hui, plusieurs personnes tentent de faire revivre la mémoire de ces lieux afin de mettre en lumière l’histoire des Noirs au Canada.

Source : © Transports Canada.

Deux voies, une histoire

Les chemins de fer, qu’ils soient réels ou métaphoriques, ont profondément marqué l’histoire des communautés noires au Canada. D’un côté, le chemin de fer clandestin a représenté une quête de liberté et d’autonomie. De l’autre, le chemin de fer pancanadien a illustré les obstacles à l’égalité dans un pays qui cherchait l’unité. Aujourd’hui, ces deux récits nous rappellent que l’histoire est faite de contrastes. Qu’il ne suffit pas de fuir l’injustice : il faut aussi la combattre là où elle persiste. Le chemin de fer est peut-être derrière nous. Mais, la route vers l’égalité continue.

Ces deux trajectoires nous amènent à nous de poser des questions fondamentales :

  • Pourquoi le Canada, vu comme une terre de liberté, n’a-t-il pas échappé à la discrimination?
  • Comment les communautés noires ont-elles résisté, bâti, revendiqué et transformé leur société?
  • Quels héritages ces expériences nous laissent-elles aujourd’hui, dans les luttes pour la justice et l’inclusion?